JUSTICE POUR KAMEL BELKADI !

 

La justice des sphères

 

Le 21 janvier 2003, l’usine Daewoo de Mont-Saint-Martin, près de Longwy, était dévastée par un incendie. On avait fait de l’implantation de Daewoo en Lorraine un symbole : les objets du monde d’aujourd’hui, le tube cathodique omniprésent, étaient une nouvelle chance après l’abandon de la sidérurgie. On  connaît la suite : un patron escroc recherché par Interpol, auquel M. Chirac accorde la nationalité française pour le protéger et M. Juppé la croix de commandeur de la Légion d’honneur, aujourd’hui conseiller rémunéré du groupe Lohr à Strasbourg, pour vendre des blindés légers sur le marché asiatique. Les téléviseurs vendus à perte par le groupe Daewoo à une de ses propres filiales pour mieux continuer d’engranger les subventions sans payer l’URSAFF, etc… Aujourd’hui, les chaînes de fabrication déménagées de Fameck et Viller-la-Montagne fonctionnent à plein rendement, mais en Turquie et en Pologne.

En septembre 2003, à France 5, un film discret : Destins de femmes, consacré à Isabelle Banny. Responsable de la CGT à Longwy, elle est omniprésente lors de la grève des salariés de Mont Saint-Martin. C’est un autre paradoxe de l’affaire Daewoo : tout s’est déroulé sous le regard des caméras. Dans l’après-midi qui précède l’incendie, on voit Isabelle Banny apostropher les gardiens : les patrons coréens ont diminué les gardes de nuit, on a demandé aux cadres de ne plus venir travailler. C’est eux, les ouvriers, qui vont se trouver en charge de l’usine désertée. L’équipe du film est aussi présente pendant l’incendie. Images hallucinantes. Tout va si vite. Mais les réactions des ouvriers, ou d’Isabelle Banny : les larmes, la rage, la colère. Un gaspillage monstrueux, sauf pour le groupe, qui fera l’économie du plan social. Quand on revoit ce film, à un an de distance, il n’y a pas de possibilité de manipulation de ces images. Kamel Belkadi est au poste de garde avec des camarades lorsque l’alerte au feu sera donnée, il sera impossible d’intervenir, et les sprinklers de sécurité ne sont plus en état de marche. Quand on revoit le film, on le croit, on les croit.

Ces mêmes semaines, un autre cinéaste opère à Viller-la-Montagne. Un chef coréen lit aux ouvrières rassemblées le communiqué qui annonce la fin de l’usine. Devant lui, plusieurs dizaines de jeunes femmes. Elles ont été embauchées là il y a huit, parfois dix ans. Elles ont trimé à la chaîne dans des conditions difficiles. On les a prises à vingt ans, elles en ont trente. Ce qu’on leur annonce conditionne la totalité de la vie : comment on est par rapport à ses gosses, et s’il faut déménager ou non, et comment on se débrouillera, quand on n’aura même plus le petit salaire d’ouvrière, pour boucler la fin de mois. Dans le film de Denis Robert, pas un visage ne bronche. Pas de cris, pas de pleurs, une impressionnante dignité, une maturité, responsable.

Nous avons devant nous des phrases notées lors du procès de Kamel Belkadi à Briey-sur-Moselle, en septembre. Si elles n’ont pas été actées par le greffier, dix témoins pourront en attester : « Je me doute bien que pour le travail à la chaîne on ne recrute pas dans les hautes sphères de la société », dit en séance publique la présidente du tribunal de Briey. Pour cette seule phrase, ce jugement devrait être invalidé. Quand on voit ces femmes de Viller-la-Montagne, qui travaillaient à la chaîne, et que filme Denis Robert, on voit qui elles sont : dans le monde d’aujourd’hui, ouvrier c’est tout un chacun, et non pas les basses sphères. Dans l’histoire de Lorraine, le travail est si présent que les mains ouvrières sont les mains des parents, des frères, des grands-parents, et c’est à ces mains qu’on insulte. Et qui donc, pour quels intérêts, a toujours préféré pour la chaîne l’exploitation des plus fragiles ?

De tels a priori dans le regard qu’on porte sur l’autre ne peuvent laisser à la justice sa sérénité dans l’examen. Le procureur de Briey déclare, à propos d’un témoin à charge : « C’est un imbécile, il ne peut pas mentir. » Encore un propos qui invalide un procès : les citoyens sont égaux devant le juge, et nul n’y a compétence pour les traiter d’imbéciles. Le même procureur, citation textuelle : « La rumeur dit que c'est Kamel Belkadi qui a mis le feu, car il s'est beaucoup agité pendant la grève. » On pourrait imaginer qu’un élément de preuve aussi vague et diffus bénéficie à l’accusé : que non… Il se trouve que dans le cas Daewoo, la dignité n’était pas du côté des notables, reconversion dans la finance d’un groupe jusque-là ancré dans l’industrie, et qui voulait bâtir « une ceinture dorée tout autour du monde », titre du livre autobiographique de Kim Woo Chong, dont une pleine palette pourrit encore dans l’usine close de Viller.

Le procès en appel de Kamel Belkadi n’a pas seulement à faire enfin justice, il a à rétablir la dignité démocratique sur le processus d’enquête et de désignation d’un coupable trop idéal, il a à rétablir la confiance dans une institution qui, à Briey-sur-Moselle, fut par trop patronnesse  et départementale.

 

François Bon, écrivain, auteur de Daewoo, Fayard, 2004.

Charles Tordjman, directeur de la Manufacture, centre dramatique national de Nancy, a mis en scène Daewoo au festival d’Avignon en juillet 2004.